Elle s'appelait Fanny Flis, née Tesler. C'était une femme belle, blonde et élégante. qui faisait de la discrétion la première de toutes les vertus. Un signe de bonne éducation ? Sans doute. Mais aussi une volonté de se fondre dans la masse. A l'instar de son mari Albert, elle avait à coeur d'être "une vraie Française". Comme s'il fallait à toute force faire oublier les origines de leur famille respective : russe pour elle, roumaine pour lui, pauvres et juives des deux côtés. De l'union de ce couple amoureux naîtront cinq filles. L'aînée deviendra un jour célèbre sous le nom de Sonia Rykiel.
Une relation passionnelle
Entre Fanny et Sonia, rien ne sera jamais simple. D'emblée, leur relation se vit sous le signe de la déception maternelle. A la naissance de sa première fille, Fanny fait face à une double désillusion : celle de ne pas avoir enfanté de garçon, et celle de ne pas trouver son bébé joli. J'étais comme rouillée, couverte de tâches de rousseur, raconte Sonia, et pour me dérouiller, toute petite, ma mère, à l'aube, m'emmenait me laver le visage dans l'herbe rosée du matin".* En réaction, la gamine cultive sa singularité et refuse les robes à smocks que veut lui imposer sa mère. Les choix vestimentaires donneront lieu entre elles à des scènes homériques. "Les conflits avec maman étaient fous. Elle me regardait, ébahie, affolée d'avoir pu mettre au monde un "monstre". Souvent, elle essayait de me parler, de me raisonner, mais je ne l'écoutais pas. Alors elle se mettait dans des colères terribles. En même temps, elle cultivait en moi cette différence. Elle me mettait dans un contexte de dépassement, de surpassement. Elle était fière de moi, de mes cahiers, fière que je sois toujours la première en classe, fière que je n'aie pas peur, fière que je lui tienne tête, que je lui résiste. Fière que j'existe."
Les livres et le tricot en partage
Car Fanny révère le savoir et la littérature. Même si elle n'a pas fait d'études, elle lit beaucoup, énormément même, et s'efforce de transmettre à ses filles son amour des livres. Mais même de ce côté-là, elle sera déçue par sa fille aînée. A l'adolescence, la bonne élève arrête de travailler, trop intéressée par le mystère du sexe opposé. "Ma mère était une intellectuelle, elle voulait que je devienne écrivain, je l'ai trahie en échouant au bac et en refusant de redoubler (...) C'était terrible de ne pas être un garçon, de ne pas réussir mon bac, de ne pas être écrivain, je n'en pouvais plus de l'attrister ainsi. Je suis devenue une jeune fille dure, difficile, violente. Nos rapports devenaient féroces." Vingt ans plus tard, Sonia Rykiel se lance dans la mode avec le succès que l'on sait. Elle rend alors hommage aux passions de sa mère en mettant des livres dans ses vitrines, en écrivant elle-même et surtout, en faisant du travail de la maille sa marque distinctive. Une manière de poursuivre à sa manière le savoir-faire de Fanny "Maman, je l'ai toujours vue tricoter. Ele était le tricot même, enroulée de pelotes et de ses filles". La petite fille trop rousse aura passé sa vie à crier à sa mère : "Aime-moi!" Il n'est pas sûre qu'elle ait jamais été entendue...
Citations de Sonia Rykiel extraits de "Et je la voudrais nue", publié chez Grasset en 1979. Pour en savoir plus : Sonia Rykliel, de Sophie Guillou et Alice Dufay, Les petites moustaches, 2017